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De plus en plus de jeunes diplômés privilégient un métier et un environnement qui ont du sens. Mais ils conservent les codes de l’entreprise.

Robes noires, escarpins et vestes de tailleur dans les mêmes tons bleu-ciel que les diapositives PowerPoint qui défilent rapidement. Elles sont six, plongées dans le noir. Elles parlent un anglais fluide. La scène pourrait avoir lieu dans une tour de la Défense, lors d’une quelconque présentation de stratégie marketing, devant un parterre d’actionnaires, de dirigeants et autres manageurs. Mais, ce 2 juin, sur la scène de l’amphithéâtre de la Cité des sciences et de l’industrie, à Paris, il est question de Barnab’air, un ours en peluche gris qui filtre les particules fines, destiné aux enfants asthmatiques et de Mamie Cendrine, une lessive écologique à base de cendres au design savamment rétro.
 
Ces deux projets « à fort impact social » ont été sélectionnés par Enactus France, une association qui accompagne les projets d’entrepreneuriat social et récompense chaque année les meilleures initiatives. Ces propositions ont été conçues par un groupe d’étudiantes de l’Ecole de biologie industrielle (EBI) de Cergy, qui détonnent au sein de leur école d’ingénieurs, où les élèves se destinent plutôt à la cosmétologie industrielle.
 
 
  • Les grands groupes délaissés
 
Lorsque les lumières se rallument et que les étudiantes de l’EBI remportent la finale du concours de l’association Enactus France, elles sont gratifiées d’une standing ovation par un public de jeunes diplômés conquis à l’économie sociale. Comme elles, ils sont des centaines, dans les gradins de l’amphithéâtre Gaston-Berger, à s’investir dans des projets d’entrepreneuriat social. Etudiants en école de commerce, en institut d’études politiques ou en école d’ingénieurs, ils délaissent les stages en cabinet de conseil et d’audit ou les grands groupes industriels pour s’impliquer dans l’économie sociale et solidaire (ESS).
 
Start-up, grands groupes internationaux, informatique, à quoi rêvent les étudiants ? Chaque année, de nouvelles études interrogent cette génération sur ses aspirations. « Nous avions tenté de tester l’attractivité de l’économie sociale et solidaire en 2014 auprès des étudiants des grandes écoles dans une enquête. Nous étions persuadés de tenir le Graal. Mais nous sommes tombés de l’arbre : ça ne ressortait pas du tout dans les réponses des étudiants. Nous venons de refaire cette étude auprès de 1 300 étudiants en fin de prépa HEC. La réponse a clairement changé », constate Manuelle Malot, directrice carrières et prospective de l’Edhec. Ainsi à la question qu’est-ce qui donne le plus de sens au travail ? Ils répondent dans l’ordre : « s’épanouir personnellement » (45 %) ; « gagner sa vie » (13 %) ; « favoriser le développement durable social et environnemental » (12 %).
 

« Les jeunes que j’encadre chaque année ne veulent plus de décalage entre leurs valeurs et l’entreprise dans laquelle ils travaillent »

 
« Ce n’est pas dans la culture des écoles d’ingénieurs, pourtant c’est une piste qui intéresse de plus en plus d’élèves, confirme Laurence Taupin, professeure de marketing à l’EBI et porteuse des deux projets gagnants. Les jeunes que j’encadre chaque année ne veulent plus de décalage entre leurs valeurs et l’entreprise dans laquelle ils travaillent. » Un sentiment confirmé par une étude menée par Ipsos-BCG, en janvier 2016, auprès de trois mille étudiants et alumni de grandes écoles, qui relevait par exemple qu’un étudiant sur deux et deux alumni sur trois souhaitaient travailler dans l’économie sociale et solidaire.
Pourtant, ils sont 54 % à ne savoir que « vaguement » ce dont il s’agit précisément. Une méconnaissance du secteur qui peut les induire, à tort, à penser l’ESS déconnectée de l’économie plus classique.
 
« L’entrepreneuriat social et l’ESS, ça reste du business ! », lance Alice Comble, diplômée de l’école d’ingénieurs Télécom Lille et fondatrice de GreenMinded, dont le projet est arrivé deuxième lors de la finale Enactus France. Une petite borne verte et connectée, réceptacle pour mégots de cigarette, destinée à favoriser leur recyclage, voilà ce qu’a créé Alice, accompagnée dans cette première aventure entrepreneuriale par une autre étudiante, Solène Cormont.
 

« A diplôme et poste égaux, je touche moitié moins qu’un de mes amis qui travaille dans un grand groupe »

 
Bientôt ingénieure, Alice a « toujours su » qu’elle ne travaillerait pas pour un groupe. Mais la quête de sens est pavée de compromis. D’abord sur le salaire, « toucher moins pour un job qui a du sens, ça ne m’a jamais dérangée, raconte Alice. Mais là, ça fait un an que je ne suis pas retournée chez moi, à Marseille. » Même constat pour Julianne [le prénom a été changé], employée dans l’ESS : « Même si j’aime beaucoup ce que je fais au quotidien, je suis très frustrée par ma rémunération. A diplôme et poste égaux, je touche moitié moins qu’un de mes amis qui travaille dans un grand groupe. »
 
Pour Alice et Solène, le temps de « se lancer », il faut passer par « le système débrouille » et beaucoup de sacrifices, que d’autres ne sont pas prêts à faire. « Les jeunes qu’on rencontre trouvent cela honorable, inspirant, ils veulent franchir le pas, mais ils ont peur. Donc en attendant ils acceptent un boulot dans un cabinet de conseil et ensuite, comme c’est une situation confortable, ils n’en sortent jamais. »
 
  • Schizophrène
 
Ravaler ses prétentions salariales, tel est le lot de ceux qui choisissent la voie de l’ESS, mais il faut aussi composer avec ses valeurs, celles-là mêmes qui ont motivé l’entrée dans l’entrepreneuriat social. « C’est complètement schizophrène comme activité. On vient dans des forums et des salons présenter notre projet qui s’inscrit dans une démarche de protection de l’environnement, et après on assiste à des cocktails où toute la vaisselle est en plastique… »
 
Pour réussir, les start-up de l’ESS sont obligées d’emprunter aux codes des grandes entreprises, de couvrir d’un vernis couleur business-plan leurs nobles intentions sociales et écologiques. « Si on veut réussir dans ce milieu, il faut marcher sur un chemin de crête, résume Julianne. On s’en sort seulement si on évite de passer soit pour les hippies de service, auquel cas personne ne voudrait travailler avec nous, soit pour des requins, ce qui nous ferait perdre l’objectif positif qu’on s’était fixé au début. »
 
Pour vendre, nouer des partenariats et grandir, ESS et entrepreneuriat social sont contraints d’adopter le langage des « grands groupes ». Rejoindre à tout prix l’ESS, pour le jeune diplômé en quête de sens, n’est donc pas forcément salutaire. « Il n’y a pas que l’entreprise qui compte, il y a aussi le poste qu’on occupe. Si l’entreprise fait de l’économie sociale et solidaire, mais que le poste ne nous correspond pas, une fois l’euphorie du début passée, on sera tout aussi malheureux que dans un grand groupe », ajoute Julianne. C’est « un choix que chacun doit faire », souligne-t-elle. Et de conclure : « Moi je pense qu’on change le monde, mais avec les codes du capitalisme. »

Source : Le Monde